TAPIS VOLÉS
D'après Fra Angelico, Retable de Bosco ai Frati, c.1450,
Tempera, 174 x 174 cm, Musée de San Marco, Florence
En février 2006, nous étions à Carrare pour y faire sculpter une série de nuages en marbre. Nous avions projeté de visiter le couvent San Marco à Florence, emportant avec nous le Fra Angelico de Georges Didi-Huberman. Nous sommes restés une journée entière à visiter le couvent, relisant quelques passages du livre, prenant des notes et exécutant des croquis.
Dans la cellule 40, nous avons prélévé un détail d'une cruxifiction, un soleil placé très haut à droite dans le champ pictural ; de ce détail devait naître plus tard une série d'aquarelles intitulée Sun.
Après la visite des cellules, un autre détail devait attirer notre attention, celui des marmi finti dans une tempera de Fra Angelico, le retable de Bosco ai Frati. Dans cette sainte conversation, quatre dalles alignées horizontalement et vues en perspective sont composées de taches colorées sans dessin précis, sortes de tapis flottants au seuil de la composition.
En 2011, nous avons utilisé les éléments dont nous disposions relatifs à ces marbres feints pour la préparation de l'exposition de Philippe-Alain Michaud, Tapis volants. Nous avons peint une série intitulée Tapis volés, une vision de l'œuvre, au delà de l'appropriation.
Notre processus de travail est toujours le suivant : après avoir recadré une image numérique dans un logiciel d’image, nous récupérons celle-ci dans un logiciel de dessin et l'analysons par dissociation de couches de couleurs (ici 29 couleurs, d’où 29 dessins par image). Le passage de l'image au dessin, c’est-à-dire de pixels en courbes de Bézier, permet d’agrandir le motif sans perte de définition - et ce quelle que soit l'échelle souhaitée. Chaque dessin est ensuite pré-découpé dans une feuille d’acétate, au moyen d'une machine de découpe pilotée par un ordinateur. Puis nous échenillons et montons les formes découpées sur des cartons plumes ajourés manuellement afin de réaliser des pochoirs (un pochoir par couleur).
Nous constituons ensuite un nuancier issue de l’analyse, nous l'imprimons et le reproduisons fidèlement en couleurs acryliques.
Le disposif étant prêt - les couleurs préparées, les pochoirs tenus plus ou moins à distance de la toile de manière à créer un effet de flou plus ou moins important -, nous peignons par pulvérisation, couche après couche.
Notre méthode consiste à déconstruire puis reconstruire l'image : dans ce cas particulier, les taches de couleur vaporeuses que nous avions observées chez Fra Angelico sont dans un premier temps dessinées précisemment, puis débordent de leur contour par un effet de flou.
Le cadrage de l’image est au plus serré, conservant les limites de chaque dalle. Celles-ci étant représentées en perspective dans le retable, nous avons tenu à intégrer de façon discrète cette perspective en incluant à la fois les dalles et une portion de l'espace dans lequel elles s'inscrivent.
La concomitance de la tache et de la perspective est ce que nous avions vu.
L'excentricité de ces marmi finti nous y a fait voir des tapis comme des marbres augmentés, tapis formés taches, tapis exquissés, une représentation libérée de la contrainte du sujet. Dans l'ambiguité de ce détail se joue une question fondamentale de la représentation, celle de sa modernité, nous y avons vu des tableaux.
J + C février 2012