CHRISTINE JEAN, ENTRETIEN AVEC ANNE MARIE JUGNET ET ALAIN CLAIRET
Document de travail, juin 2012
TRUTH OR CONSEQUENCES, NEW MEXICO
À T or C ils sont dans l'attente de revenir s'installer en Europe. Le voyage fait partie intégrante de leur travail, travail de couple, de dialogue, de complicité qui a commencé par une réflexion commune sur le langage. Comment vie de couple et questionnement sur l'art, l'image et ses représentations créent de nouvelles possibilités d'émergence des formes.
CJ - Vous développez depuis une quinzaine d'années un travail autour de l'image au moyen de différents médiums. Comment êtes-vous venus à travailler ensemble ?
AC - Notre travail en général a une dimension autobiographique. C'est à partir d'évènements et d'objets trouvés au cours de nos voyages que nous avons développé nos séries. Nous nous rendions régulièrement dans le sud-ouest américain avant de nous y installer, voyageant de motel en motel. Chaque chambre étant équipée d'une télévision, celle de la marque Zenith devait retenir notre attention lorsque nous l'éteignions. Nous avions mis sur pied le scénario suivant : prendre une chambre dans un motel, vérifier immédiatement que le poste de télévision nous convenait, sortir la planche à repasser et le seau à glace en guise de pied photo, placer la caméra vidéo face à l'écran de télévision, préciser le cadrage et caler la caméra au moyen d'une pochette d'allumettes. Puis, filmer la télévision en continu par séance d'une heure : successivement allumer, éteindre, allumer, éteindre… jusqu'à ce que le poste montre des signes de défaillance. De retour de voyage, à l'atelier, nous regardions nos films image par image de manière à saisir le moment où, l'image se comprimant, on bascule de l'image vers la lumière. Nous y retrouvions à la fois les caractéristiques de la dernière image enregistrée et la personnalité propre à chaque tube cathodique.
CJ - Vous avez réalisé plusieurs séries de peintures à partir de l'image de l'écran. Pourquoi ne pas avoir fait une vidéo avec ce phénomène ? Pourquoi ce choix de la peinture ?
AC - Nous voulions travailler sur la mémoire de l'image.
AMJ - Changer de medium ou de point vue permet toujours de regarder ou de mettre à distance l'objet observé. En nous en tenant à la vidéo, nous aurions restitué l'expérience que chacun peut avoir en éteignant la télévision. Le fait d'en faire de grandes peintures change ces fermetures d'écran en icônes.
CJ - En 2005, vous partez aux Etats-Unis pour vous installer à Santa Fé. Etait-ce pour un travail spécifique ?
AMJ - Notre imaginaire venait principalement du désert du Sud-Ouest américain. Pourquoi ne pas aller vivre dans le paysage de nos peintures ?
AC - Nos premières peintures viennent d'un voyage réalisé en 1997. Nous nous rendions à Tucson chez Olivier Mosset. Nous avions acheté un plan de la ville dans une station-service. Au centre y figuraient des rues, bien sûr, mais plus on allait vers la périphérie, plus on se demandait à quoi servait ce plan qui finissait par ne plus rien représenter, si ce n'est la grille et la mire du géographe et parfois un code postal.
AMJ - La première chose qui nous est apparue, est que ces pages de plans, où l'information est rare, nous parlaient de peinture. Il fallait donc en faire des peintures. Notre protocole était le suivant : Une peinture homothétique de la page retenue.
CJ - Mais la carte n'est pas le paysage, c'est une abstraction, une codification d'un territoire.
AC - Notre idée était de nous situer entre la carte et le territoire, que les peintures soient à taille humaine, et qu'elles soient accrochées très bas, voire posées à même le sol.
En 2004, la question du territoire s'est à nouveau posé pour nous, dans son rapport au paysage. Anne Marie devait apprendre à piloter afin d'appréhender le désert vu du ciel. Notre projet était de dessiner ces buissons ronds, à la fois visibles d'un Cessna et symbolisés sur les cartes. Puis nous avons découvert un site d'immobilier en ligne qui vendait aux enchères de petites parcelles dans le désert de Mohave. Ici, quelque chose d'abstrait, rien de trop tangible si ce n'est un titre de propriété et une photo aérienne de chaque parcelle.
AMJ - En 2005, déménageant à Santa Fé, nous avons peint cette série intitulée Mohave Valley, que nous avons présenté pour la première fois à la synagogue de Delme, la même année. Un grand néon composé de 17 lignes légèrement courbes intitulé Sunset faisait également parti de l'exposition, ainsi que certaines peintures de plans, entre autres Atlantic Ocean qui devait marquer notre passage de l'Europe vers l'Amérique.
CJ - Quel est le point commun à ces différents médiums néon, vidéo, peinture, photo, la lumière, l'apparition de l'image, sa disparition ?
AC - Nous utilisons le medium qui nous semble pertinent à un moment donné. Nous essayons toujours d'en repousser les limites. Par exemple, nos néons ont une écriture très précise que nous avons inventée par un retour au centre du tube sans peindre l'intervalle des lettres. De même nos photos de ciel sont tirées plein cadre en cherchant à éviter les déformations optiques, les imprécisions dans la visée, la pollution atmosphérique. Une tentative de créer une image idéale, impossible.
CJ - Comment se passe le travail à deux ? Est-ce un projet de vie, de travail, ensemble ?
AMJ - Nous nous sommes rencontrés à New York au MOMA, lors du vernissage de l'exposition d'Annette Messager en 1995, depuis nous ne nous sommes plus quittés. Nous aimions les mêmes choses, les mêmes paysages, les mêmes livres... Alain écrivait alors des nouvelles très courtes et nous nous sommes retrouvés sur le terrain du langage. Dans un premier temps nous avions un projet de film qui ne devait jamais aboutir ; mais ce fut le point de départ de notre travail de langage que nous avons abordé d'une manière très différente de celle de mes précédents travaux. Nous nous sommes intéressés à la structure du langage, au double sens des phrases, à leur contexte, et à leur ponctuation tandis que je travaillais d'une manière plus émotionnelle, comme si les mots apparaissaient pour la première fois.
AC - Pour donner un exemple, nous rendant à Lausanne, des fenêtres du TGV, nous avons vu de grandes conduites forcées qui descendaient d'une montagne accompagnées d'un immense panneau où était écrit "Conduite forcée". A 260 km heure, ce panneau vous arrive en pleine figure et les mots acquièrent un sens nouveau.
Une autre fois, en Bourgogne, nous avons vu sur l'autoroute un panneau indiquant la “Ligne de partage des eaux”. Nous avons songé à détourner cette phrase pour en faire la ligne de partage du ciel, une série de peintures composées de deux bleus, l'un sensiblement cyan, l'autre plus outremer, séparés par une ligne en réserve relativement floue.
AMJ - Pour nous il s'agissait avant tout d'une peinture de langage, tandis que nos TV Paintings ont à voir avec l'image, la mémoire de l'image.
AC - Notre première collaboration en 1997, fut une réponse à l'invitation de Marylène Negro : “Donnez-moi une photo de vous”. Notre proposition fut une série de photographies de nous par nous (Les extravagants) dans laquelle la commande à distance devait prendre une importance croissante. Ce déclencheur (pneumatique) venait occuper et définir cet espace entre, entre-nous. Ce furent nos premiers autoportraits.
CJ - Il est devenu alors nécessaire de vous présenter comme couple ? Quelles sont les incidences sur votre processus de travail ? Le peintre est généralement seul, alors quels sont les procédures, les gestes accomplis à deux ?
AM - Les extravagants furent la présentation de notre travail en commun.
AC - Nous avons souvent des protocoles exclusifs, tant dans nos peintures que dans nos photographies, ou encore dans nos œuvres langage.
AMJ - À partir du moment où nous avons commencé à peindre, la question s'est posée pour nous des systèmes de représentation et des genres en peinture. Comment peindre aujourd'hui, comment aborder le paysage, la nature morte, la peinture d'histoire...? La question du flou et du net, celle de la série... Comment générer des formes et des motifs...?
CJ - Mais alors que faites-vous des accidents ou des hasards ?
AC - Cela dépend des hasards, certains sont fondateurs. Nous conservons toujours les accidents ou les aberrations qui apparaissent dans l'analyse de l'image, car nous ne cherchons pas à créer des formes, mais à créer les conditions de leur émergence.
CJ - Qu'est-ce que cela apporte à la peinture ?
AC - Lorsque nous nous sommes posés la question de la nature morte aujourd'hui, il nous est apparus que la filiation Chardin, Cézanne, Morandi avait à voir avec l'espace. C'est en scannant les objets de laboratoires de Los Alamos que nous est apparu un autre espace de représentation. Los Alamos était à l'origine un lieu secret et protégé par l'armée, un lieu qui n'existait pas sur les cartes, qui ne possédait qu'une boîte postale à Santa Fé. C'est aujourd'hui un lieu mythique qui possède un musée à la gloire d'Oppenheimer, le fondateur de la bombe, et c'est toujours un lieu de recherche nucléaire. Nous avons acheté au "Black Hole", surplus du laboratoire, des objets en verre de petites tailles aux formes improbables.
AMJ - Nous avons scanné ces volumes transparents au moyen d'un scan en deux dimensions ce qui a fait apparaître des bords noirs dans l'image sur l'écran de l'ordinateur. Ils déterminent l'espace entre les plans supérieur et inférieur du scan, la profondeur de cet espace étant de l'ordre de l'épaisseur de l'objet. La première peinture a été exécutée en noir et blanc, puis nous avons utilisés des pigments phosphorescents pour une série verte, une bleue, et une orange, chacune ayant une persistance lumineuse différente.
AC - Les phosphorescentes sont comme les Saintes Vierges, la lumière persiste dans l'obscurité. La peinture ne meurt jamais, elle ne fait que parfois s'évanouir.
AMJ - Nous nous sommes demandés si cet aspect de la phosphorescence ne masquerait pas notre propos et puis après tout…
AC - …ces objets sont toxiques, ils sont sans doute irradiés, et dans nos protocoles nous ne voulons rien nous interdire, pas même de faire joli...
CJ - Vous mettez l'accent sur des choses que tout le monde ne remarque pas forcément ?
AC - C'est une de nos préoccupations, nous recherchons les choses ou les phénomènes auxquels on ne prête pas attention d'ordinaire.
AMJ - Les intervalles, les menus changements, les interstices, les décalages, tout ce qui demande de l'attention, une durée de regard, les matières en mouvement font partie de notre champ d'investigation...
En 2000 à New York, nous étions chez des amis qui possédaient un vieux poste combinant un magnétoscope à bande et un téléviseur. Nous avions loué la série de films “Fishing with John” de John Lurie, qui dure six heures. C'est une partie de pêche où John Lurie, Tom Waits et Jim Jarmush ne font que discuter. C'était très intéressant, mais nous avons beaucoup dormi. A la fin du film, nous avons été réveillés par le bruit de la neige électronique. Celle-ci était totalement déformée par l'impossible entraînement de la bande magnétique. Nous avons alors photographié cette extravagante matière en mouvement.
AC - Ensuite nous avons numérisé les transparents noir et blanc 6X6, et nous avons exploré sur l'écran de l'ordinateur, des détails dans la loupe. Nous y avons vu des motifs qui, de manière un peu grotesque, nous rappelaient certaines œuvres de Matisse ou de Duchamp, voire Mickey au musée, comme une sorte de dérision de l'histoire de l'art.
AMJ - Une projection de notre propre histoire de l'art, celle qui nous constitue.
CJ - La peinture vous permet donc d'affirmer des sortes de révélations par l'image, de voir dans le monde extérieur ce qui vous parle d'art ?
AC - Oui, il s'agit bien de cela.
Dans la série en cours, Movie Paintings, nous nous intéressons aux "brûlures de cigarette", ces marques qui apparaissent furtivement en haut à droite de l'écran, afin de signaler au projectionniste qu'il doit changer de bobine. Elles apparaissent successivement sur 4 photogrammes à 8 secondes du changement de bobine, puis sur 4 autres à une seconde.
Ce dispositif appartient à l'histoire du film, de la copie, à la machine du cinéma, au poids physique des images. Aujourd'hui ces films sont numérisés et transmis sur le câble, ces marques qui n'ont plus de raison d'être sont toujours présentes, échappant à l'attention générale. Elles constituent une survivance.