Entretien

avec Élisabeth Lebovici

 

 

Quand et pourquoi avez-vous décidé de peindre ?

Lors de notre premier (ou deuxième ?) voyage ensemble dans le Sud-Ouest américain en 1997, alors que nous nous rendions chez les Mosset, nous avions acheté un plan de la ville de Tucson. Ce plan nous était apparu intéressant, tant picturalement que par son contenu. Tucson est la deuxième ville de l’État ; bien que relativement dense en son centre, sa périphérie aux confins du désert est constituée de territoires en devenir. À lire le plan, à mesure que l’on s’éloigne de ce centre, l’information devient donc de plus en plus rare, voire inexistante. C’est cette faculté de reproduire une absence d’information qui nous a le plus étonnés et peut-être même choqués. Ces pages, constituées de grands aplats de couleur, correspondant à des territoires ou des codes postaux, nous ont immédiatement parlé de peinture.

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De retour à Paris, nous avons songé dans un premier temps à les photographier pour les reproduire à grande échelle au moyen d’un système d’impression numérique ; très vite nous avons écarté cette solution qui nous paraissait insuffisante. À l’époque nous utilisions le langage dans notre travail, et ce au moyen de différents médiums : néons, photographies, projections lumineuses. Nous nous situions aux marges du langage, dans l’articulation du texte. Les intervalles et la ponctuation retenaient de plus en plus notre attention. C’est sans doute parce que ces plans de villes du désert nous apparaissaient comme l’articulation de territoires a priori sans contenu, que nous nous y sommes intéressés. Ici, bien qu’une de nos motivations profondes soit notre amour du désert, nous nous sentions plus concernés par un type de codification que par l’objet de la représentation. C’est d’une manière intuitive que nous avons entrepris de peindre des pages de plans.

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Rétrospectivement, ce qui nous intéresse dans ces peintures, c’est que l’on quitte un mode de représentation iconique pour un système de codification qui s’apparente davantage à celui du langage.

 

« Peindre à deux » : c’est une expression qui contient, à mon sens, comme un paradoxe. L’activité de peinture, du moins dans l’âge moderne, est généralement associée à un individu plus ou moins créateur. Comment, alors, peint-on à deux ? Quel est le procès de peinture ? Concrètement, quelles procédures avez-vous planifiées pour les réaliser ?

Au départ, nous avions pensé projeter l’image des plans sur la toile pour les peindre. Très vite nous avons cafouillé, sentant également qu’il s’agissait d’une technique extrêmement datée. Nous avons alors disposé nos toiles à plat sur des tréteaux, afin de travailler au moyen de rouleaux de papier adhésif.

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Dans notre catalogue Séries américaines, nous nous sommes exprimés sur les implications de cette « mise à plat » : « En réalisant nos peintures, nous avons pris conscience d’un certain nombre de choses relatives à la grille ou à la trame. Il s’agit peut-être davantage d’une peinture-écran qui n’est plus une fenêtre “derrière laquelle”, ni un cadre “dans lequel”, mais une table “sur laquelle”, ou une grille “sous laquelle” glissent des images, des éléments ou des données du territoire. La grille est un “au-dessus”, une couche de lisibilité. Ce qui passe sous la grille devient le champ de la peinture. »

Cette découverte de la peinture fut également pour nous la découverte de ce que pouvait être une pratique d’atelier. Cette position de retrait qui, dans « le faire », donne du temps à la réflexion, provoque également une mise à l’écart des circuits de l’art.

Quant au fait de peindre à deux, bien souvent nous sommes quatre — deux assistants et nous deux. Avant la mise en peinture, il y a pas mal de travail de préparation : couleurs, support, caches, structure en bois destinée à éloigner les pochoirs de la toile…

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Vous voilà donc à l’intérieur d’une pratique, la peinture, avec son espace corollaire, celui de l’atelier. Si les Séries américaines, que vous venez d’évoquer, vous ont permis de découvrir cette pratique et cet espace, ce « champ de la peinture », qu’est-ce qui vous a légitimé à vous y installer ? En d’autres termes : quels événements ont orienté la suite de vos travaux ?

Nous nous trouvions à New York durant le mois de mars 2000. Dans l’appartement que nous avions loué il y avait un magnétoscope d’assez mauvaise qualité et, comme nous n’étions pas loin d’un « video store » intéressant, nous nous sommes mis à louer un grand nombre de vidéos. Durant l’un des films de Jim Jarmusch, Fishing with John (une partie de pêche, avec John Lurie et Tom Waits), nous avons beaucoup dormi [rires] et, quand nous nous sommes réveillés, la neige électronique était déformée par la présence de la bande. Nous étions à la fois étonnés et émerveillés par l’étrangeté de ces neiges. Nous avions emporté un appareil photo-graphique (un Biogon) et des films positifs 6 x 6 noir et blanc. Sans opérer d’arrêt sur image ni faire de choix, nous avons photographié la matière en mouvement.

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De nouveau à Paris, nous avons commencé à regarder une centaine d’images. La plupart des photos étant bonnes, il était tentant d’en faire réaliser des tirages. À vrai dire, faire tirer des photos de télévision ne nous intéressait guère : l’appropriation nous paraissait être une vieille histoire. Nous avons décidé d’être davantage dans le traitement de l’information, en initiant un projet de peinture.

 

Vous énoncez un nouveau paradoxe : le traitement de l’information par un projet de peinture. J’ai envie de vous demander : « Est-ce que ça marche ? » Mais d’abord, comment ça marche ? Quelles procédures avez-vous mises en place dans la série répondant au titre générique de Tapes ?

Le terme même de tape fait référence d’une part à la bande vidéo qui génère l’image, et d’autre part à l’adhésif qui nous sert à réaliser nos pochoirs. Entre ces deux moments intervient un processus de traitement de l’information qui, pour nous, est déterminant d’un point de vue pictural.

Les photographies sont d’abord numérisées et récupérées dans un logiciel d’image. Elles sont ensuite vectorisées, puis traduites dans un logiciel de dessin. Ce logiciel est accepté par une machine de découpe qui produit des pochoirs à l’échelle de nos peintures.

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Ici, nous avons transformé une image définie par des pixels en un dessin vectoriel représenté par des courbes de Bézier — ce qui nous permet d’agrandir un motif à l’infini, et ce sans perte de définition.

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Nous nous sommes intéressés à la fois aux fins et aux débuts de bande vidéo, nous situant délibérément aux marges de l’image. Notre projet initial était d’utiliser des images plein écran, images en formation et en déformation.

Les Scratches (ou « Éraflures ») sont des accidents de début de bande.

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Ces accidents, visibles à l’écran, sont représentés de manière à signifier le balayage des électrons : ils sont à la fois peints en réserve, puis en rehaut à l’acrylique blanche, avec un léger décalage. Le fond d’écran qui normalement apparaît en noir est ici peint de couleur brune, rappelant la teinte des bandes magnétiques. En mettant en présence à la fois l’image telle qu’elle nous est donnée à l’écran et la matérialité de la bande, nous avons cherché à introduire une nouvelle mise en perspective dans nos travaux.

Dans les Snows, en l’absence de signal, la neige électronique est déformée par le passage de la bande.

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Ici, nous avons choisi de restituer l’image en quatre couches — deux valeurs de gris, un noir et un blanc. Il en résulte une sorte de peinture feuilletée. Afin de nous situer en deçà de l’image (« moins qu’une image »), nous avons dissocié et retenu certaines des couches qui la constituent. Nous ne cherchons pas à reproduire une image, mais à nous situer en deçà ou au-delà de l’image.

Par la suite, notre projet s’est largement développé. Nous nous sommes rendu compte que ces peintures avaient un lien avec nos précédentes peintures de plans. Dans les deux cas, il s’agissait d’un même type de champ iconique défini, non plus par une étendue limitée, mais par le défilement sous la mire et la grille du cartographe ou l’écran de l’ordinateur. Nous avons alors voyagé à l’intérieur de certaines neiges, non seulement dans le sens du défilement, mais encore dans celui de la loupe.

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En nous situant dans le fragment, nous avons abandonné l’homothétie et l’orientation de l’écran. Les formes que nous avons découvertes, éloignées de leur référent, nous paraissaient à la fois difficilement identifiables et faussement familières.

 

Le hasard est intervenu dans votre découverte des « incidents » télévisuels dont vous vous êtes servis et il s’immisce certainement lors de votre « visite » à l’intérieur de la loupe. Quelle est alors votre part de choix ? Dans ce champ qui défile, qu’est-ce qui vous retient ? Pouvez-vous parler de décisions esthétiques ?

Les motifs qui nous ont le plus intéressés sont ceux qui nous faisaient violence. Comme la plupart des artistes de notre génération, notre goût allait plutôt vers l’art minimal. Ici, nous avons trouvé des formes inédites que nous n’aurions jamais pu inventer ou imaginer : des formes florales, baroques, excessives…

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Plus nous allions dans la loupe, plus nous trouvions des choses intéressantes qui ne nous correspondaient pas vraiment. D’un autre côté le dégradé, l’ornementation, le décoratif, la forme canonique nous semblaient faire référence d’une manière ici dérisoire à l’histoire de la peinture.

Une image nous vient immédiatement à l’esprit pour parler de nos peintures, celle d’une pêche, d’une capture dans un océan sans limite, tant en surface qu’en profondeur. Les éléments trouvés sont toujours uniques, appartenant à des familles répertoriées ou non. Plus on se situe en profondeur, plus les formes deviennent simples, élémentaires, inédites.

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Dans Edges (ou « Les Bords »), nous avons agrandi à outrance un segment, une ligne droite située à la périphérie d’une neige électronique, pour découvrir finalement que cette ligne se révélait être une suite complexe de motifs incongrus et discontinus, d’arabesques et de volutes.

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Ce n’est donc pas en nous interrogeant sur la forme que nous entendons créer de nouvelles formes, mais en inventant les nouvelles conditions de leur émergence.

 

Quelle différence faites-vous avec les autres images peintes, dont le sujet est en quelque sorte produit par le processus de production ?

La différence vient du fait qu’elles naissent d’un processus génératif, leurs formes sont engendrées par le traitement de l’information, elles semblent venir d’ailleurs. Si l’on regarde de près nos peintures, certains détails auraient été certainement simplifiés, voire éliminés, s’ils n’avaient pas été reproduits par la machine de découpe. Par principe nous n’avons surtout pas voulu éliminer ces détails, dans la mesure où ils nous semblaient constituer une des spécificités de notre peinture.

Une autre de ces spécificités réside dans le fait que nous nous situons dans un espace courbe. Bien qu’il s’agisse d’une présence discrète, celle-ci apparaît toutefois plus lisiblement dans Fishing with John #21 à #25, où l’on perçoit dans le motif une rémanence de la courbure de l’écran.

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C’est seulement dans les années 1960, comme l’esquisse Thierry de Duve dans Ryman irreproductible, son essai de 1980, qu’émerge une peinture « d’après la photographie », qui intègre la fonction photographique au sein de la peinture. Peut-on extrapoler, et dire que vous faites une peinture « d’après la télévision » ?

Nous partons généralement d’un protocole négatif, excluant les problé-matiques picturales des dernières décennies, même lorsque celles-ci nous intéressent. Nous ne souhaitons pas parler de la matérialité de l’œuvre, de sa facture, de sa texture, du geste. Ce qui ne nous interdit pas parfois de « faire joli », même si la question est ailleurs. Nos critères de choix sont le plus souvent subjectifs. Ces peintures ont changé notre goût et transformé notre regard. On nous reproche souvent de faire des tableaux qui s’accrochent aux murs d’une manière traditionnelle.

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À vrai dire le problème du tableau, dans son rapport à l’espace, ne se pose pas vraiment pour nous car nous entendons nous situer au-delà de l’histoire de son aliénation. Nous n’hésitons pas à reposer la question de la peinture en changeant de point de vue. De même, on nous reproche parfois de peindre des figures abstraites, alors que nous produisons des figures figurantes.

Nos peintures parlent de l’image, de son émergence, de sa formation, de l’image dans son milieu, son « autour ». C’est l’écart, la distance de la peinture à son référent, qui nous a semblé pertinent. Sur ce point, nous avons d’emblée exclu de parler de l’image au moyen de la photographie, afin d’éviter toute réduction et toute ambiguïté. La peinture dans son histoire introduit de fait un au-delà de l’image.

 

Vous poursuivez ainsi une investigation de « l’inconscient » de l’image (ce qu’on ne voit pas à l’écran, mais qui a lieu dans le tube cathodique). Vos outils ont-ils changé de la même façon que les technologies audiovisuelles ont évolué ?

En 2001, nous avons commencé à nous intéresser aux fermetures d’écran de télévision — ce moment où l’image se comprime pour devenir un point lumineux.

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Après avoir essayé en vain de photographier des fermetures d’écran [rires de nouveau], nous avons acheté une caméra numérique. Avec les Switch, nous sommes passés à la couleur : cette fois plus de bande, simplement la télévision. Ce qui nous intéresse, c’est le moment où l’on bascule de l’image vers la lumière, où il existe encore à l’écran une mémoire, une rémanence de l’image.

 

Pour cela, vous repartez aux États-Unis. Le voyage, le déplacement à nouveau, accompagne ce projet ?

Il est vrai que le voyage fait partie intégrante de notre travail. Les Switch, comme les peintures de plans et les néons de paysages, sont liés pour nous au désert américain. Nous avons passé un mois à voyager de motel en motel de manière à recueillir un grand nombre de fermetures d’écran. Les titres des œuvres correspondent au nom des villes où nous nous sommes arrêtés, chaque séquence étant fonction du poste de télévision, de la chaîne et de la dernière image capturée.

 

La nuit accompagne ces rencontres du troisième type dans les motels que vous fréquentez. N’y a-t-il pas quelque chose d’un peu théâtral, ou de ritualisé, dans votre façon de mettre en scène l’action de votre travail ?

Nous faisons l’obscurité dans la chambre. Nous installons la table à repasser et le seau à glace, qui serviront de pied à la caméra, la petite boîte d’allumettes qui cale l’appareil, puis nous commençons à enregistrer. Allongés sur le lit on allume, on éteint ; on allume, on éteint par séances d’une heure. Tel est notre rituel de voyage. Ce n’est que de retour à Paris que nous dérushons les bandes. Les séquences sont alors répertoriées sous forme de « planches contact », image par image ; celles-ci sont ensuite sélectionnées et analysées à l’aide des mêmes logiciels que pour les Tapes.

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Celles que vous retenez semblent souvent se situer vers la fin de l’extinction.

Ce sont celles qui sont les plus proches de la lumière. Quand l’image se comprime, on voit bien que les couleurs se transforment et deviennent plus élémentaires, primaires — RVB (rouge-vert-bleu) —, celles du tube cathodique.

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Depuis la télévision que vous filmez à l’hôtel, le traitement des images, jusqu’à la peinture terminée, vous faites tout vous-mêmes. de la chambre à l’atelier. On pourrait parler de house painting, par référence à la house music : il n’y a pas de travail délégué, même s’il n’est pas fait main et qu’il utilise des technologies sophistiquées.

Cette idée de house painting nous convient tout à fait. En voyage ou à la maison, il s’agit d’un travail domestique, de couple, nos idées étant puisées dans l’univers environnant. Par ailleurs, nous recherchons une plus grande autonomie : d’où une pratique d’atelier la plus poussée et la plus éloignée possible des pressions latentes du milieu de l’art, du marché ou de la commande.

 

L’idée d’un « âge d’or » de la peinture, celle du Titien ou de Rembrandt, est indiscutablement liée à une pratique d’atelier. Mais l’atelier qu’on évoque alors est composé d’une foule de praticiens et propose des rôles hiérarchisés. Votre pratique d’atelier me paraît un peu différente, et nous revenons à la notion de « peinture à deux », même si vous employez parfois des assistants. Il y a, dans votre activité picturale de l’atelier, un investissement corporel que d’autres occupations plus passives, comme regarder la télévision ou l’écran d’un ordinateur — qui s’adressent d’ailleurs à un usager — n’ont pas.

Ce que nous rapportons de nos voyages, ce sont des cartes, des plans, des images de télévision, qui sont déjà des outils de traitement de l’information. Dans le cas de la télévision — où ces informations arrivent au quotidien dans chaque foyer —, cette émission lumineuse est porteuse de toutes les images du monde, porteuses de jugements et d’idéologies. Nous préférons explorer ce qui se situe aux marges, dans la « poubelle » de l’image. Nous y trouvons un espace de liberté, le nôtre, celui de notre travail. Si nous voulons préserver la plus grande autonomie, ce n’est pas pour échapper à des malfaçons — du moins pas seulement.

L’intérêt d’une pratique d’atelier réside dans le temps partagé. À mesure que nous avançons dans notre travail celui-ci prend son sens, qui souvent s’écarte du projet initial et contient en germe les étapes à venir. Si nous devions nous contenter de gérer des sous-traitances, il est probable que notre travail stagnerait dans les limites de son projet initial.

 

Combien de peintures avez-vous jugé nécessaire de faire pour comprendre et aller jusqu’au bout de ce projet ?

Dans l’ensemble, nous avons réalisé une soixantaine de Tapes et près d’une trentaine de Switch.

 

Il y a d’autres évolutions. À un moment, vous avez « switché » du fond noir au fond blanc…

Pour ce qui concerne les Switch, les fonds sont le plus souvent noirs. Un jour, durant l’analyse d’Alpine, TX #560-1, il s’est produit un bug dissociant le fond de la figure.

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Ce fond s’est révélé receler les informations qui ne nous étaient jamais apparues jusque-là : une multitude de petits confettis aux formes incongrues. Nous avons décidé de peindre ces figures en rouge sur fond blanc, de manière à souligner l’erreur et à supprimer le fond. Cela a produit Alpine, TX #560-2.

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Par la suite nous avons décidé de peindre d’autres fonds blancs, y compris en l’absence d’information, afin de mettre en évidence cette absence. À la même époque, nous avions inauguré une nouvelle manière de réaliser nos pochoirs ; non plus au moyen d’adhésifs, mais de Rhodoïd placés à distance de la toile. Le flou ainsi créé restituait mieux la vibration de la lumière, donnant du temps à l’image.

Pour ce qui concerne nos peintures récentes (Leblanc #4.1 et Leblanc #9.1 à #9.3), nous avons tenté de redonner du fond au fond.

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Lorsque nous avons filmé la télévision, nous avons fait le point sur la trame de l’écran, de manière à ramener le fond au niveau de la figure. Le devenir du fond est l’éparpillement de la figure.

 

Vous procédez comme les peintres : de la chose vue à la sensation colorante. C’est un travail cézannien ?

La référence à Cézanne a toujours été présente dans notre travail et surtout dans les Switch. Lorsque nous avons peint notre première fermeture d’écran en 2002 (Alpine, TX #193-1), nous avions en tête la pomme de Cézanne — non seulement par sa forme, mais encore par son mode d’exécution.

http://jugnetclairet.com/screenpaintings/switch/alpinetx193-1.html

Quand nous travaillons avec des adhésifs, par masquage, la peinture est montée par fragments, par le détail, la vision globale ne se révélant qu’en fin d’exécution. Dans une lettre à sa mère, Émile Bernard rapporte que Cézanne travaillait « en procédant par le détail et en finissant des parties avant de mener de front l’ensemble ».

 

Votre travail rend explicite ce chemin qui mène la peinture du procédé technique aux questions de perception ?

Quant à la vision colorée, la spécificité — la difficulté et l’impossibilité — de notre travail sur la couleur réside dans le fait que nous devions transcrire une lumière en peinture, en passant d’un mélange additif à un mélange soustractif — ce qui confère à nos peintures leurs couleurs particulières. Pour chacune d’entre elles, nous transformons le fichier RVB en CMJN [cyan, magenta, jaune, noir] puis nous imprimons un nuancier que nous reproduisons de la manière la moins infidèle possible au moyen de couleurs acryliques.

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Si vous regardiez la télévision sur l’ordinateur, ça ne pourrait plus marcher…

Non !

 

Vous êtes de bons cathodiques…

[rires]

Certes ! Précisons toutefois que notre travail se situe à la croisée d’une technologie moribonde et de logiciels informatiques. Il en est de même pour notre machine de découpe, principalement utilisée par les peintres en lettres, à laquelle nous avons réussi à faire dessiner des figures nombreuses et complexes.

 

Vous renouvelez la peinture avec des technologies exsangues ?

Si l’on veut ! Nous bricolons aussi. Nous construisons des cadres en bois, afin de conserver nos pochoirs à distance de la toile.

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Vos pratiques d’atelier ont-elles une limite, un terme ?

Nous nous intéressons actuellement à la question de l’encodage et du décodage de l’image. Il s’agit d’un véritable enjeu contemporain, économique, dont le but consiste non seulement à transporter des images, mais également à gérer du temps, à redistribuer des microparcelles de temps au travers de la fibre optique ou du satellite. Par l’intermédiaire d’un de nos amis, collectionneur, nous avons interrogé les ingénieurs de chez Thomson. Nous leur avons demandé ce qu’il y avait dans les tuyaux, ce qui se passait au-delà des 0 et des 1, ce que l’on pourrait voir dans un flux brut de données. Après avoir créé une interface, ils nous ont remis une cassette vidéo de six minutes de flux Mpeg, c’est-à-dire d’images animées brutes, avant décodage.

http://jugnetclairet.com/screenpaintings/studio/flowmpeg.html

Depuis nous avons engagé de nouvelles peintures nommées Flow, Glitch et Metablock, montrant le processus de transformation par blocs des images générées dans le flux. Nous avons réalisé une édition de peinture de ces flux.

http://jugnetclairet.com/screenpaintings/flow/flow1.html

 

Les artistes ne sont-ils pas ceux qui permettent de rendre visible ce que les gens n’ont pas très envie de voir ? Vous n’êtes pas dans le monde de la science, mais dans le monde de l’art…

De même qu’il peut paraître absurde d’éditer des peintures, rendre visible des données brutes circulant dans la fibre peut sembler vain. L’art est ce qui nous intéresse ; c’est un espace distancié du monde, un espace critique, un lieu où circulent de multiples possibles.

 

Lorsqu’on regarde vos albums de photos ou d’images vidéo, on en a mille et vous en choisissez une ; donc on passe de mille images à une peinture. On ne contemple pas un tableau comme on regarde une image.

Nous disons fréquemment que nos peintures parlent d’image, et nos photographies de peinture. La peinture donne à l’image le temps de la réflexion, le temps de ne pas être « juste une image ». Elle lui offre un autre statut. C’est sans doute également pour cette raison que nous faisons des photos de ciel, parce qu’il faut contempler le ciel. Dans ce cas, c’est le ciel que l’on regarde et non pas les photographies ; tandis que, dans les peintures, ce que l’on contemple c’est la peinture au-delà de l’image.

 

Qu’on soit dans la quatrième dimension suprématiste ou les nuées de la perspective classique, il y a toujours une relation qui se tresse entre la science de la vision et les praticiens, entre les analystes et les peintres, comme l’a montré Hubert Damisch dans son travail sur L’Origine de la perspective.

Il y a toujours un effet de contemporanéité entre les disciplines. Notre représentation du monde est toujours contemporaine. De notre côté, nous cherchons également à être à contre-courant, à rebours. Ainsi, nos photographies parlent de peinture, du monochrome. Elles sont une tentative illusoire de créer une image idéale — de l’ordre des idées. À l’ère du numérique, et de façon réactionnelle, alors qu’il est un peu tard, elles tentent de repousser les limites de l’argentique. Là aussi existe un protocole qui n’est plus négatif cette fois : ciel bleu sans nuage, absence de pollution dans un milieu urbain, frontalité, précision de la visée, absence de manipulations. Les Ciels mettent en jeu leur propre échec.

http://jugnetclairet.com/screenpaintings/skies/louisbleriot1.html

 

Et la peinture. Pourquoi tenez-vous à un moyen jugé, souvent aujourd’-hui, tellement rétrograde ? Pourquoi « revenir à la peinture » ?

Nous ne revenons pas à la peinture, d’ailleurs on ne revient jamais nulle part, car tout est en déplacement et tout a déjà changé. Néanmoins, il existe toujours un résidu, une trace, ce qui survit, ce qui résiste, une « survivance » au sens warburgien. Sur ce point, le texte de Georges Didi-Huberman, L’Image survivante, nous a accompagnés durant toute la réalisation des peintures d’écran — nous en avions même acheté deux exemplaires, de manière à pouvoir le lire ensemble et au même rythme.

Concernant ces peintures, nous nous plaisons à penser que s’il ne restait plus que la télévision, on retrouverait dans une neige électronique (absence de signal), ou dans une fermeture du poste, toute l’histoire des formes inventées par l’humanité, décalées, déplacées, à peine transformées, déformées.

Nous envisageons une histoire qui ne serait ni linéaire ni continue, ni même cyclique mais plutôt à la croisée des mondes, des cultures, des voyages, des lectures. Du voyage à la pratique sédentaire d’atelier, notre rapport à l’art relève avant tout d’un projet de vie. Dans nos prochaines séries, nous entendons réinvestir la question du territoire en nous installant dans le paysage de nos peintures.

 

septembre 2004

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