Extraits de Conversations

 

 

13 novembre 1999, Paris

 

marc donnadieu, anne marie jugnet et alain clairet,

marylène negro, klaus scherübel

 

20 novembre 1999, Paris

 

anne marie jugnet et alain clairet, marylène negro, klaus scherübel

 

 

 

 

 

 

Protocole :

 

- Peindre d’après des plans de villes du désert.

- Une page, une peinture, pas de recadrage.

- Choisir des cartes où l’information est rare et essentielle.

- Supprimer le langage, les noms de rue et autres textes.

- Conserver les codes postaux.

- Conserver les codes de représentation du territoire et les symboles propres à la cartographie : la grille, les mires et les chiffres.

- Agrandir le plan.

- Conserver l’homothétie de la page.

- Utiliser un format de toile proche de la taille humaine.

- Densifier, voire saturer les couleurs proposées.

- Conserver le rapport des couleurs entre elles.

- Peindre au rouleau, lisser au pinceau, masquer au moyen d’adhésifs.

- Intituler chaque œuvre d’après le nom de la zone concernée.

 

 

 

13 novembre 1999

 

 

Les peintures d’après des plans 

 

M.D. - Pourquoi dites-vous vous référer à des plans de villes, alors que ces plans ne révèlent pratiquement aucune trace d’urbanisation ?

 

A.M.J. - Nous avons choisi de nous situer à la périphérie des villes ; s’agissant de villes du désert américain (Tucson en Arizona et Las Vegas au Nevada), l’information y est rare, étrange, voire inexistante. Nous avons été particulièrement intéressés par la quantité de culs-de-sac et de voies sans issue qui s’y trouvent.

 

A.C. - Le plus extraordinaire fut pour nous de constater que certains de ces plans ne représentaient que du vide. Il s’agit en fait de plans destinés à s’orienter dans la ville, et non de cartes géographiques qui auraient pour but de livrer des informations géologiques, géopolitiques ou relatives à la végétation du lieu. La question demeure, toutefois, des raisons qui ont conduit les auteurs de ces plans à imprimer ce néant auquel on ne peut accéder, par absence de rue, de route ou de chemin.

 

M.D. - Il faut sans doute y voir une notion particulière du vide ; celle d’un vide que l’on pourra s’approprier un jour, et non d’un lieu où rien ne pourra jamais advenir.

Rem Koolhaas, lorsqu’il aborde le problème de l’urbanisation de la ville de New York, raconte que pour déterminer la hauteur des immeubles, on a tout d’abord établi un coefficient de densité. Ce coefficient affirme le rapport du bâti et du non-bâti et définit une hauteur moyenne. Le différentiel par rapport à cette hauteur moyenne peut être reporté d’un immeuble plus petit sur un immeuble plus grand ; de sorte que la densité globale est toujours la même.

Ici, le désert est vraisemblablement envisagé comme une zone à définir, en attente d’urba-nisation.

 

A.M.J. - C’est précisément ce que je trouve intéressant dans la ville américaine ; les terri-toires possibles,… les territoires du possible, ces terrains vagues, vierges, en attente d’une mise en chantier. La mise en construction m’intéresse ; l’après-chantier est pour moi de l’ordre du passé.

 

A.C. - À Paris, nous habitons un quartier comme cela, périphérique, perpétuellement en transformation, où l’on a la surprise de voir soudainement apparaître de nouvelles rues.

 

M.N. - Pourquoi avez-vous ôté le nom des rues lorsque vous avez reproduit ces plans ? Est-ce là tout ce que vous avez retranché ?

 

A.M.J. - Nous n’avons retiré, en effet, que les noms de rue ; c’est-à-dire le langage, finalement. Par contre, nous avons conservé les codes postaux lorsqu’ils étaient indiqués.

 

M.D. - Pourquoi avoir supprimé le langage ?

 

A.C. - Je pense qu’il y a plusieurs raisons à cela : d’une part, nous avons sans doute craint de faire “Les mots dans la peinture” ; d’autre part, du fait que nous avions déjà produit un travail sur le langage, nous souhaitions éviter toute ambiguïté.

 

A.M.J. - De plus, nous avons tenu à accentuer le côté dépouillé des plans, en cherchant à éviter toute référence anecdotique ou narrative. Rester dans le langage aurait été pour nous entrer dans une poétique des mots. Il nous est apparu essentiel d’accéder directement à la structure même du territoire. Notre intervention va ici dans le sens d’une plus grande clarté.

 

M.D. - Cela veut dire que vous vous situez au niveau du global, et non plus du local ; vous restez au niveau du réseau. En éliminant les noms de rues, d’une certaine manière, vous délocalisez le plan, vous le rendez énigmatique.

 

A.M.J. - Il est évident qu’en supprimant le langage, on s’interdit toute possibilité de repérage dans le plan ; on ôte à celui-ci toute fonctionnalité. Par contre, nous intitulons l’œuvre d’après le nom du site représenté.

 

M.N. - Ces endroits ont-ils une importance pour vous ? Vos peintures se réfèrent-elles à un vécu ?

 

A.C. - Il s’agit de villes où nous avons séjourné. Ce qui ne signifie nullement que nous nous soyons rendus sur les lieux précis qui sont représentés dans nos peintures. Si l’on peut y déceler un vécu, leur intérêt se situe ailleurs. Nous n’avons jamais cherché à produire un travail autobiographique. Il est vrai, cependant, que nous avons acquis le premier de nos plans d’une manière tout à fait utilitaire, dans un supermarché à Tucson ; nous étions alors en route pour aller dîner chez Elizabeth Cherry et Olivier Mosset. À l’époque, ce plan nous avait beaucoup plu ; nous l’avions trouvé étrange, exotique, sans pour autant songer à en tirer parti.

Par la suite, nous l’avons rapporté à Paris où il resté longtemps dans un coin de l’atelier. Ce n’est que plus tard que nous avons pensé à l’exploiter, sans trop savoir comment au départ.

 

M.D. - À partir de ce moment, pourquoi avez-vous choisi de produire un objet qui engage un faire manuel ? Pourquoi avoir reproduit vous-même les plans ? Vous auriez pu les confier à un imprimeur ou à un sérigraphe.

 

A.C. - Dans un premier temps, nous avons pensé à numériser les cartes afin de les reproduire sur des bâches. Très vite, cela nous est apparu comme une attitude appropriationniste, purement esthétique ou esthétisante. Plus tard, nous avons intuitivement compris que ce qui nous intéressait dans ces plans avait trait à la peinture. Les questions du rejet de la peinture et de la délégation du travail nous semblaient toutes deux liées à une sorte de nouvel académisme.

 

A.M.J. - Tout s’est passé par étapes. Nous avons commencé par exécuter deux toiles que nous avons montrées à Marylène Negro et Klaus Scherübel ; puis, nous en avons engagé une troisième qui est restée en chantier pendant plus d’un an. Par la suite, nous avons décidé d’exécuter une série de quinze peintures, en y consacrant le temps nécessaire, toujours sans savoir où nous allions. Ce n’est qu’en cours de réalisation que nous avons compris l’enjeu réel de ces peintures.

 

K.S. - Est-ce que cela veut dire que le temps investi dans la réalisation est un des sujets de votre peinture ?

 

A.C. - Ce fut plutôt pour nous un temps de décantation, de réflexion ; une autre bonne raison de ne pas déléguer notre travail.

 

K.S. - Dites-vous par là que votre réflexion reste d’ordre privé et ne concerne pas le public ?

 

A.C. - Elle concerne bien entendu le spectateur, mais pas en tant que trace matérielle. Nous n’avons cherché aucun effet de texture ou de facture, bien que toutes deux soient inévitablement présentes dans toute œuvre produite manuellement, voire mécaniquement. Pour nous, c’est l’œuvre elle même qui constitue l’indice d’un travail théorique, et non telle ou telle de ses parties.

 

M.D. - De quel ordre était cette réflexion, dans la mesure où vous n’ajoutiez ni ne retranchiez rien (ou presque) à ce que vous vous appliquiez à reproduire ?

 

A.C. - La question était pour nous d’entrer dans une problématique picturale en évitant de parler de la matérialité de la peinture. Dans un premier temps, la taille même de nos toiles, leur hauteur (1,77 m et 1,90 m), s’étaient spontanément imposées à nous. Nous avons alors compris que l’échelle des œuvres avait à voir avec celle du corps humain, que notre travail se situait quelque part entre la carte et le territoire.

 

M.D. - On a l’impression que vous avez décortiqué chaque plan, comme s’il était constitué d’une série de calques superposés. On pourrait penser que vous avez soulevé chacun de ces calques successivement : celui appartenant au fond, c’est-à-dire aux à-plats colorés, celui contenant le réseau des rues, celui de la grille destinée à quadriller la surface...

 

A.C. - Les grilles, ainsi que les mires qui servent à indiquer l’orientation du plan par rapport aux points cardinaux, nous ont donné à penser que le champ pictural n’était plus délimité par le cadre, mais qu’il était précisément généré par le fait d’entrer sous la mire et sous la grille, un peu à la façon dont les informations apparaissent sur l’écran d’un ordinateur.

 

M.N. - Chacune de vos peintures représente un hors-champ. J’ai l’impression qu’on ne se trouve plus dans un repère nominatif, mais dans une sorte de hors-site, une zone d’étrangeté.

 

M.D. - Cela veut dire que cela cache quelque chose. Une carte est faite normalement pour ne rien cacher ; par conséquent, si elle cache quelque chose, il ne peut s’agir que de questions d’ordre culturel et social, voire politique.

 

A.C. - De notre part, il n’y a rien de caché…

 

M.D. - … S’il existe une énigme quelque part, elle réside plutôt dans les raisons pour lesquelles une culture produit un objet si mystérieux.

 

A.C. - Pourquoi cela nous parle-t-il de peinture ?

 

M.D. - Si cela parle de peinture, cela interroge Brunelleschi. Ces plans ne sont pas européens ; les villes qu’ils représentent ne sont pas des villes de la centralité, et n’appar-tiennent pas à l’espace perspectif de la Renaissance qui a fondé la ville européenne. Cela parle d’Alberti, de la peinture, de l’origine de la peinture.

 

K.S. - Je pense que cela parle plutôt du grand paradoxe que constitue le pragmatisme anglo-saxon.

 

M.D. - Ce qui m’intéresserait, ce serait de savoir comment on établit les cartes des territoires israéliens en Palestine. J’ai l’impression que, dans ce cas particulier, on reste dans le non-dit d’une interaction entre le politique et l’économique, en regard du territoire et du lotissement. Il me semble que si l’on voulait confronter ces deux choses, ce serait cela.

 

 

Les néons de paysage 

 

M.N. - Klaus et moi-même nous sommes demandés quel était le rapport entre les néons et les peintures.

 

A.M.J. - Il nous est apparu intéressant de les montrer ensemble, de les confronter, parce qu’ils ont été plus ou moins réalisés au même moment et sont issus d’un même voyage, d’une même région (Arizona et Nevada). Toutefois, il s’agit de deux modes de représentation totalement différents. Je pense que les peintures et les néons ne seront jamais plus exposés ensemble. Cette exposition est un peu comme un point de départ et relève d’une volonté de tout dire, de ne rien cacher.

 

Nous avons traversé Monument Valley en hiver, sans aucun touriste. Puis, nous avons décidé de revenir le lendemain sur le site. Pour moi, il s’agissait d’une sorte de tentative d’épuisement d’un lieu, d’un lieu surdéterminé.

 

Monument Valley est le paysage le plus contemporain que je connaisse.

Une surface plane sur laquelle sont posés des objets. Une exposition d’art contemporain à l’échelle du territoire. Des objets qui ont une allure de ready-made, de déjà-fait, de déjà-vu, un fond d’images de films, de westerns. Des monuments posés au sol – ici, l’étendue –, le territoire traversé par une longue ligne droite, la route.

 

M.D. - Le paysage le plus contemporain parce qu’il est associé au cinéma qui est l’expression même de la modernité.

 

A.M.J. - Également, par comparaison, lorsque je suis en Auvergne, j’ai l’impression d’être dans un site extrêmement ancien, où le temps transparaît dans la forme des montagnes. Tandis qu’à Monument Valley, j’ai l’impression d’être en présence d’objets simplement posés sur le sol.

 

A.C. - Je dois dire que j’ai vécu cela différemment d’Anne Marie. Pour moi, tout s’est passé sur le mode de la dérision, comme une sorte d’anti-Hamish Fulton ou d’anti-Richard Long – même si par ailleurs j’ai le plus grand respect pour leur œuvre. Nous étions là, le pied sur l’accélérateur, sans pratiquement sortir de voiture, à tourner une vidéo, photographier sans retenue, exécuter un grand nombre de dessins, et ce dans la plus grande compulsion.

Je pense d’ailleurs que ces dessins ajoutent à la dérision, dans la mesure où ils se réduisent au contour des choses (monuments et silhouettes). En terme de représen-tation, le contour c’est l’enfance du dessin.

 

A.M.J. - De retour à Paris, je trouvais que les dessins d’Alain devaient rester à échelle 1, tout en changeant de matérialité. Passer en néon, c’est passer en signal, en enseigne.

 

M.D. - Mais vous ne montrez ni les carnets de croquis, ni les pages des plans, rien de ce qui a été fait ou trouvé sur place. Pas de direct.

 

Quant-au rapport des néons aux peintures, c’est un peu comme s’il y avait deux positions inverses sur le même territoire. Dans les peintures vous êtes partis d’un objet pour en faire quelque chose à la main, tandis que dans les dessins vous êtes partis de quelque chose fait à la main pour en faire un objet.

 

En fait, le néon c’est un dessin à la main passé au néon.

 

 

20 novembre 1999

 

 

Sur la question du travail à deux

 

M.N. - Une des questions qui m’intéresse le plus dans votre travail et que nous n’avons pas abordée la dernière fois est : comment travaillez-vous ensemble  ?

 

A.M.J. - Il s’agit d’un travail de proposition, d’écoute, d’échange, de dialogue.

 

A.C. - J’ai l’impression que nous avons souvent les mêmes réactions face à certaines choses. Nous sommes cependant différents ne serait-ce que par nos carrières et nos formations respectives. Lorsque nous avons commencé à travailler ensemble, Anne Marie développait l’œuvre que nous lui connaissons ; pour ma part, j’écrivais et j’avais réalisé quelques photographies. J’écrivais des fictions très courtes, de l’ordre du fragment, qu’Anne Marie s’est mise à classer. De là est né un certain échange ; nous avons commencé à mettre en commun notre réflexion sur le langage. À partir de ce moment là, nous avons eu pour projet de tourner un film – lequel film n’a jamais vu le jour. Puis, est arrivée la demande de Marylène Negro pour son exposition à Milan.

 

M.N. - Donnez-moi une photo de vous.

 

A.C. - La question était de savoir s’il s’agissait d’une photo nous représentant ou d’une photo prise par nous. Aussi, avons-nous choisi de nous mettre en scène. Cette image fut la première d’une série de photographies (“de nous par nous”) intitulée : Les Extravagants, où nous nous retrouvons dans des situations plus ou moins scabreuses. Ces photos sont déclenchées à distance au moyen d’un système pneumatique actionné par une poire. À mesure que nous progressons dans la série, la poire devient un élément significatif dans la formation de l’image.

 

A.M.J. - Cette première image a engagé notre réflexion sur la nécessité de nous présenter comme couple, d’annoncer un nouvel artiste habitant deux corps.

D’une manière générale, ces photographies traduisent une certaine jubilation. Nous souhaitions montrer l’énergie qui s’en dégage.

 

M.N. - Des images du bonheur.

 

A.M.J. - Elles ne montrent pas forcément grand chose de notre vie personnelle, intime. Je dirais plutôt qu’elles nous engagent, qu’elles nous impliquent,… qu’elles nous annoncent. En même temps, parallèlement aux photographies, un travail de réflexion sur le langage a débuté tout de suite, avec de nouvelles propositions par rapport à ce que je faisais auparavant. Dans mes précédents travaux, la question du “est”, du verbe être, est extrêmement importante. Elle a été posée de différentes manières dans des œuvres comme : Est-ce cela se perdre ?, Y être, Être là,… où il s’agissait de la présence de l’être, individu solitaire. Aujourd’hui, la question du “et” vient s’affirmer. Le “et” n’est pas exclusif, c’est la répétition, la dialectique – travailler par rebondissement et par élargissement. Travailler à deux, c’est l’ouverture, l’écoute ; c’est créer “entre”, un autre espace, une peau, une lisière, c’est introduire l’Autre.

 

Le premier néon que nous avons réalisé ensemble : …Et Cie met en valeur le “et” au milieu de la proposition, comme dans notre signature : Anne Marie Jugnet et Alain Clairet. Ce néon, en annonçant notre association, renvoie davantage à une image d’entreprise. Il désigne son devenir par élargissement.

 

Dans notre travail en commun, la nature des mots change également.

 

M.N. - De même que la tournure des phrases. Tu ne faisais pas de jeu de mots quand tu travaillais seule.

 

A.C. - Nous avons commencé par interroger les structures grammaticales en recherchant certaines formes aberrantes, comme dans : Combien y a t-il d’hommes le plus riche du monde ? Une phrase curieuse dans laquelle le sujet est à la fois singulier et pluriel. Dans : Qui plus est ?, c’est simplement la tournure interrogative qui pervertit le sens de la phrase, où l’on passe d’une expression banale à un contenu renouvelé.

 

M.N. - Est-ce que pour vous, travailler en couple est un prétexte pour être ensemble ?

 

A.M.J. - Oui, c’est un projet de vie, “être ensemble”, vivre et travailler ensemble, c’est un projet d’œuvre. C’est aussi une prise de risque par rapport à ce que l’on partage, ce que l’on accepte, ce qui engage, ce que l’on signe. Le lieu de l’art, pour moi, est un lieu de prise de risque. Nos deux parcours, Alain comme collectionneur et historien, et moi comme artiste, constituent à la fois notre force et un risque vis-à-vis du milieu de l’art. Je pense que le couple en général dérange, on s’en sent vite exclu ; on l’envie ou pas, on s’y mesure, on s’en défend. Le couple d’artistes, c’est du temps partagé, une complicité au travail. Cela remet également en cause l’idée de l’artiste solitaire, le mythe de l’artiste : le maudit ou la star et/ou les deux.

 

K.S. - Je pense que si on travaille à deux ou à trois, le résultat est toujours un croisement, un carrefour d’intérêts. On peut remarquer que ces dernières années, de plus en plus d’artistes travaillent ensemble.

 

A.C. - Des artistes qui ne sont pas nécessairement des couples, par ailleurs.

 

A.M.J. - Avoir une image d’entreprise ou une image de couple sont deux choses différentes. L’image d’entreprise est publique, l’image du couple est privée. Les deux nous intéressent.

 

M.N. - Vu les postures que vous prenez dans vos photos, il s’agit bien d’une image de couple !

 

A.M.J. - Ce sont des images de couple, mais ce n’est pas un travail sur le couple, ni un travail autobiographique. Il s’agit de nous montrer physiquement comme couple d’artistes, de former une identité et de traduire l’énergie qui s’en libère. Je n’ai jamais trouvé les œuvres autobiographiques intéressantes, même si ce que l’on fait vient toujours de soi. Un artiste ne peut pas se contenter d’une vie personnelle. Il y a une tentative de faire quelque chose d’autre, quelque chose de plus. Ce qu’il a de personnel, c’est sa vitalité, son énergie ; le reste, il faut le rencontrer, le construire, le mettre au travail, en chantier.

 

La série des Extravagants est une œuvre qui nous implique plus qu’elle ne nous explique.

 

M.N. - Comment vous y prenez-vous pour travailler à deux ?

 

A.C. - Notre façon de travailler nous est devenue tellement naturelle que nous ne savons plus qui fait quoi ; je pense qu’il n’y a aucune décision que nous ne prenions ensemble.

 

M.N. - Vous voyagez aussi beaucoup ensemble ?

 

A.M.J. - Ce sont des moments privilégiés. Dans le déplacement, l’échange est très productif ; plus particulièrement en voiture, sur l’autoroute, en traversant des paysages désertiques ou des hauts plateaux.

 

K.S. - Comment vous êtes-vous décidé à peindre ? C’est une question embarrassante, parce qu’elle apparaît toujours comme une évidence.

 

A.C. - Nous en avons discuté ; pour nous, finalement, parler d’art revient toujours à parler de peinture.

 

A.M.J. - Je crois qu’il s’agit vraiment d’une rencontre entre un désir de parler de peinture et ces plans de villes du désert. Travailler, c’est aussi savoir capter, saisir des choses comme cela.

 

M.N. - Comment vous situez vous par rapport à un artiste comme Peter Halley, dont la peinture renferme tout un discours socio-politiquesous des apparences néo-géo ? Votre peinture porte-t-elle un message ?

 

A.C. - Je pense que nous nous situons plutôt du côté d’une autonomie relative de la peinture, que de son éventuelle hétéronomie.

 

A.M.J. - Aujourd’hui, on peut tout utiliser, tous les matériaux, tout investiguer… Puisque tout est possible, pourquoi justement ne pas réinvestir le champ de la peinture, la réinterroger ; non pas là où on l’a laissée, c’est-à-dire vis-à-vis de sa matérialité, mais chercher ailleurs et autrement. Que peut-elle produire de nouveau en regard d’autres médiums, d’autres outils ?

 

En réalisant nos peintures, nous avons pris conscience d’un certain nombre de choses relatives à la grille ou à la trame. Il s’agit peut-être davantage d’une peinture-écran, qui n’est plus une fenêtre “derrière laquelle”, ni un cadre “dans lequel”, mais une table “sur laquelle”, ou une grille “sous laquelle” glissent des images, des éléments ou des données du territoire. La grille est un “au dessus”, une couche de lisibilité. Ce qui passe sous la grille devient le champ de la peinture.

 

M.N. - Lors d’une précédente conversation, j’évoquais la dimension autobiographique de vos peintures. J’avais trouvé curieux que celle-ci reproduisent des portions de plans de ville du désert ; or, vous êtes toujours à la recherche d’un lieu de vie.

 

A.C. - Il est vrai que nous sommes toujours à la recherche d’un territoire, d’un lieu qui nous conviendrait pour nous installer – ce qui ne signifie pas nécessairement que nous nous y installerons un jour.Nous avons toujours ce fantasme de vivre et de travailler dans un lieu désertique, de préférence lunaire, que ce soit en Arizona, au Nouveau Mexique ou dans le Larzac. Toutefois, je pense que l’intérêt de nos peintures réside davantage dans la transformation des événements en réflexion. Je crois que c’est la capacité de rendre universel qui est constitutive de l’œuvre d’art.

Cela dit, j’aimerais savoir comment vous, Marylène et Klaus, travaillez en couple ?

 

K.S. - Le premier travail que nous avons fait ensemble, était pour une exposition dont le sujet portait sur l’échange. Dans notre cas, je veux dire que cela a bien marché…

 

M.N. - C’était une annonce.

 

K.S. - Oui, nous avons fait part publiquement de notre rencontre en remerciant les organisateurs.

 

A.C. - Mais, par la suite, vous avez développé un concept fort : Les Artistes au travail. Vous avez produit plusieurs photos qui ne sont pas prises par vous, mais mises en scène par vous et commandées à un photographe.

 

M.N. - Ces photos nous montrent ensemble dans la vie, que ce soit à la terrasse d’un café ou allongés parmi d’autres groupes de gens sur la pelouse d’un jardin public. En fait, notre travail reste invisible dans ces images, nous avons l’air plutôt désœuvrés. Ces images interrogent les limites entre la production et la non-production, le temps de travail et le temps libre. Pour nous, la vie n’est pas de l’art, mais l’art nous permet de montrer la vie telle que nous l’imaginons.

 

K.S. - Lorsqu’on travaille en fonction d’une situation spécifique, l’œuvre s’oriente à travers ce contexte donné. Les Artistes au travail montrent ce qui est possible au-delà.

 

A.M.J. - Une sorte d’autonomie…

 

K.S. - Une autonomie probablement non souhaitée, à laquelle tu es confronté en tant qu’artiste. Je pense que toute activité requiert un sujet. Ce sujet est donné par une situation à laquelle tu réagis. En l’absence de cette contrainte, tu dois définir toi-même le sujet. Ce choix est subjectif et probablement incompréhensible pour les autres.

 

A.M.J. - Tu penses qu’il s’agit d’un prétexte ?

 

K.S. - Oui, probablement.

 

M.N. - Et vous, vos plans sont-ils un prétexte à faire de la peinture ?

 

A.M.J. - À poser avant tout des questions de représentation.

 

K.S. - La représentation c’est aussi toujours quelque chose qui a à voir avec l’interprétation de ce que l’on voit. Cette représentation passe forcément par une perception spécifique et subjective des choses. Ici, j’ai plutôt l’impression qu’il s’agit d’un calque, d’un report d’informations, même s’il existe une intervention de votre part au niveau de la densité des couleurs et du choix de l’échelle.

 

A.M.J. - Par rapport à la question du réel, je pense que l’on a de plus en plus tendance à lire la réalité et moins à la voir. Ce qui me paraît intéressant dans nos peintures, c’est que l’on quitte un mode de représentation iconique pour un système de codification qui s’apparente davantage à celui du langage.

 

M.N. - Pour vos peintures, vu leur échelle, il s’agit plus d’une expérience physique.

 

A.M.J. - Rendre physique, c’est trouver une échelle juste. Si les peintures étaient plus petites, la grille disparaîtrait en fonction de l’usage familier que l’on a du plan, des cartes. Si elles étaient plus grandes, la grille aurait tendance à disparaître de notre champ de vision ; les lignes qui la composent seraient trop espacées.

La grille est pour nous la dernière instance du plan – la première pour le spectateur, celle qui fait écran, l’au-dessus. Au même niveau, dans l’ordre de succession des couches picturales, les mires et les chiffres orientent et quantifient le territoire, offrent une vision étendue, élargie, un accès au territoire.

 

M.N. - Imaginez-vous une suite ?

 

A.C. - Notre prochaine série de peintures aura à voir avec ce que pourrait être aujourd’hui une peinture de paysage. Comme souvent chez nous, un mot, une phrase, qui nous paraissent forts, interviennent comme déclencheurs : ici, “la zone de partage du ciel”. Nous signi-fierons le ciel, un ciel sans nuages, comme nous les aimons, très bleu, peint par glacis. Chaque ciel aura une profondeur différente ; une étroite ligne blanche verticale viendra le partager en deux. Les larges bords de la toile seront peints avec des ocres, des terres de Sienne, signifiant la terre. Les châssis seront encore plus épais que ceux que nous utilisons actuellement. Il y aura toutes sortes de terres, plus ou moins rouges, plus ou moins ocres, des ciels plus ou moins profonds, plus ou moins bleus. La limite entre la terre et le ciel sera mouvante. C’est-à-dire que la terre, peinte sur les bords de la toile, pourra également en envahir la surface. Dans la peinture de paysage, on situe la ligne d’horizon plus ou moins haut, ou plus ou moins bas ; ici, la ligne d’horizon sera périphérique.

 

M.N. - Ces peintures à venir, à l’inverse des précédentes, seront-elles entièrement imaginées par vous ?

 

A.M.J. - Nous les avons imaginées. Les peintures de plans sont des représentations du territoire avec une codification et un procédé de calque, de couches superposées. Dans ces nouvelles peintures, il n’y aura que deux couches : le ciel et la terre, sur une même surface. Il y aura des images de ciel unique, “plein ciel”, “des partages du ciel” avec un ou deux ciels. La question de la représentation du territoire sera posée de manière diffé-rente. Ce sera une autre façon de le signifier.

 

A.C. - Ce sera une vision périphérique du paysage,… à la fois centrale et périphérique.

 

M.N. - Comment passez-vous de la reproduction d’un plan à une peinture que vous inventez entièrement ?

 

A.C. - Les nouvelles peintures poseront également le problème du référent. Nous ne songeons nullement à une nouvelle peinture de “plein air”. Nous ne planterons pas notre chevalet sur le motif, face à une terre et un ciel particuliers. Si l’on tient à conserver d’anciennes catégories de la peinture, je dirais que nous serons davantage dans l’ordre de la “vedute”, du paysage imaginaire. Il s’agira plutôt d’un paysage mental.

 

A.M.J. - Nous choisirons des ocres, des rouges, des bleus particuliers, des couleurs qui se référeront à des territoires singuliers ou du moins à l’idée que nous nous en faisons.

 

Depuis notre dernière conversation, nous avons songé à l’ensemble de l’exposition. Nous montrerons sur les deux étages les peintures de plans et les néons de dessins sur site – Monument Valley : les paysages et les silhouettes. L’exposition sera intitulée Séries américaines. Le titre sera écrit non pas à l’entrée, mais sur un mur à l’intérieur de l’exposition, au milieu des peintures. À l’extérieur du bâtiment, nous tendrons une bâche bleu ciel au centre de laquelle sera imprimé en lettres blanches : Un endroit idéal.

 

M.N. - C’est quoi un endroit idéal ?

 

A.M.J. - C’est une œuvre en soi qui, dans l’espace public, désigne le lieu des idées, un paysage mental, un territoire, un fond bleu, profond.

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